1992 Pascal Simonet, l’Alchimie du regard

PRÉCAUTIONS LIMINAIRES

S’entretenir avec Pascal Simonet implique une mise à distance des mots. Il ne s’agit pas d’un refus du dialogue, mais il est plutôt question de demeurer conscient de la relativité des mots face aux choses. Choses mentales comme les perceptions esthétiques et les émotions qu’elles suscitent. Choses matérielles comme les matériaux rencontrés et cooptés qui deviendront des œuvres au terme d’un lent et patient processus.
Travaillée par, et en hommage  au silence des choses, l’œuvre de Pascal Simonet ne saura jamais être réductible à un discours. Cette mise en doute du langage verbal est bien la moindre des précautions que l’artiste puisse prendre quand il consent à parler de ces choses dont, après tant d’artistes de tous les temps, il doit souhaiter « qu’elles parlent d’elles-mêmes » : ses œuvres. Mark Rothko, grand taciturne l’exprimait ainsi: « The work will be the ultimate arbiter » (L’œuvre sera l’ultime arbitre).

DÉMIURGE OU TEMOIN ?

L’artiste doit-il s’identifier à cette image haute en couleurs du créateur qui pour diffuser son œuvre n’hésite pas à se mettre au premier plan, à tel point qu’on en vient parfois à s’intéresser aux facéties du grand homme plus qu’à son ouvrage ? La réponse de Pascal Simonet à cette question serait sans ambages; et elle serait négative. Mettant à bas toute notion de génie, par son tempérament propre autant que par la nature de son travail artistique, Pascal Simonet manifeste une conception de son statut d’artiste fort peu conventionnelle en occident : « je me considère moi-même comme un outil des choses qui sont là » déclare-t-il. Cette réflexion est une véritable inversion des rôles traditionnellement dévolus à l’artiste-démiurge par rapport à « sa chose » : l’œuvre.
Si l’œuvre est en quelque sorte le grand ordonnateur du travail de l’artiste lui-même, c’est dire que sa conscience, sa volonté ne sont pas toutes puissantes, mais participent à un plus vaste ensemble. Le moi-créateur, Pascal Simonet cherche sensiblement plus son effacement que son affirmation. On trouve cette conception chez certains artistes qui parlèrent plus de leur quête ou de leurs échecs que de leur talent; Giacometti fut de ceux-là. Paul Klee également qui déclare : « Maintenant les objets m’aperçoivent. » Sans réduire cette phrase à une explication verbale; on comprend du moins ce qu’elle implique, les objets contemplés ou fabriqués par l’artiste agissent sur sa conscience. C’est bien cette disponibilité, cette mise à l’écoute des phénomènes que sollicite la démarche de Pascal Simonet.

DES PROMENADES SANS OBJET

Cette démarche commence par ces promenades sans objet qu’affectionne Pascal Simonet. Lors de ces promenades il scrute et observe ce paysage moderne qui est celui de notre environnement actuel. Un lieu qui n’est ni exclusivement urbain, ni pleinement naturel. Il constate que notre espace vital subit des modifications si profondes que les termes de « paysage » ou « d’espace naturel » changent dans leur signification. Transformation sémantique qui fait écho à un changement de nature comme de fonction des espaces naturels et urbains. Loin de souscrire à une conception militante de l’écologie, Pascal Simonet s’insurge contre cette conception, révoltante à ses yeux, de l’espace naturel comme enclos protégé. Au lieu de l’espace vert quasiment conçu comme une espèce de musée; il souhaite que l’espace naturel demeure un lieu de vie.
On ne saurait s’étonner de l’intérêt passionné qu’éprouve l’artiste envers ces questions d’ordre écologique si l’on veut, éminemment social en tous cas. Comment l’artiste ne se soucierait-il pas du milieu où avec ses contemporains il évolue quotidiennement ? C’est que le processus créateur ne s’opère pas ex nihilo; il s’élabore et se nourrit au sein du milieu ambiant dans lequel l’artiste évolue; puis en retour les œuvres contribuent à la construction d’une réalité nouvelle. Mais comment ces considérations, à priori extra-artistiques, vont-elles se répercuter dans une démarche artistique ? Certainement pas à la façon d’une œuvre-manifeste. P. Simonet par son travail souhaite plutôt inciter le spectateur de son œuvre à une réflexion concernant ces questions-là, au lieu de revendiquer et d’imposer des solutions dogmatiques. Cette attitude refuse de placer le créateur en posture de dénonciation. L’attitude première de Pascal Simonet est celle de l’observation des faits. Il évolue donc en promeneur dépourvu de tout a priori esthétique; « pas d’arrière-pensées artistiques ou autres au départ, et c’est ça qui fait un peu l’intérêt de la chose. » Cette phase préliminaire au travail artistique n’en est pas dissociable. Cette prédisposition à la recherche se qualifie par une ouverture d’esprit et de regard d’une amplitude maximum. C’est lors de ces promenades mi-erratiques, mi-laborieuses, que vont s’opérer ces rencontres fécondes. On pourrait oser une paraphrase; ce n’est plus le temps où à l’instar de Cézanne, l’artiste se rend sur le motif, mais plutôt le moment où les motifs vont se donner à l’artiste, dans cette intuitive prémonition des œuvres à venir.

DES RENCONTRES ÉCLAIRANTES

L’attention et la démarche créatrice de Pascal Simonet semblent se concentrer autour d’un point nodal : ce serait là où, hors de toute raison logique, fonctionnelle se trouvent réunies des choses d’origines différentes. À savoir l’objet naturel et l’objet industriel. Ces rencontres vont être magnifiées dans ses œuvres lorsque sont réunis par exemple le tronc ancestral de palmier à un faisceau de gaines électriques évidées, en matière plastique. Ainsi l’œuvre n’est pas exclusivement une création d’atelier, sa genèse s’opère par le regard avant que la manipulation ne rende effective cette idée première. Cette idée ou intuition première est parfois préexistante dans la réalité extérieure, dans les rues. Ces choses « qui sont à priori disjointes mais qui en fait dans notre environnement ne le sont pas tant que cela. Elles se côtoient et même sont très très proches. » Ce commentaire nous amène à constater que Pascal Simonet se comporte un peu comme un explorateur de l’inaperçu. Ce qu’il voit (et qu’il va parfois s’approprier) se situe dans notre environnement; indéniablement. Ces choses qui se côtoient, qui sont « très très proches« , sans doute passons-nous à côté d’elles sans les voir. Ou bien les voyons-nous sans les regarder. Du moins sommes-nous moins sensibles aux relations entre les choses. Relations qui constituent au premier chef les pièces de Pascal Simonet.
C’est donc lors de ces promenades que s’effectue « la cueillette » des matériaux naturels et industriels. Pascal Simonet discerne la phase première d’ordre contemplatif à celle de l’ordre de l’action : l’appropriation de certaines choses, parmi d’autres. En vertu de quels critères ces matériaux sont-ils élus par l’artiste ?
C’est leur capacité à représenter notre paysage actuel, qui le fait choisir tel ou tel matériau. Mais chaque objet renvoie également à d’autres dont la mémoire se souvient. C’est à dire que chaque chose est appréhendée à deux niveaux. D’une part sa vertu propre à évoquer l’environnement d’où elle provient. D’autre part cette chose dialogue avec d’autres préalablement recueillies qui séjournent peut-être dans l’atelier; ou déjà intégrées à des pièces conçues et réalisées.
On comprend la nécessité de cette signification ambivalente : l’objet doit être assez riche symboliquement pour évoquer tout un réseau de significations; par ailleurs de par ses qualités esthétiques il devra pouvoir s’accorder à d’autres matériaux d’origine différente. Leur rencontre devra assurer une cohérence nullement limitée à l’aspect formel; mais au contraire produire tout à la fois un objet accordé, harmonisé et dont le contenu symbolique naîtra de la rencontre de ces éléments disparates.
Toute la tension des œuvres de Pascal Simonet naît de cet équilibre subtil : celui d’une rencontre formelle efficace et d’un enrichissement symbolique. Le paradoxe est sans doute dans le sentiment d’évidence que produisent ces rencontres. Alors que nous assistons à des rapprochements imprévus, tout se passe comme si ces rencontres étaient inéluctables. Avant d’avoir contemplé certaines pièces de Pascal Simonet nous n’avions jamais imaginé telle proximité, mais ensuite elle nous semble si convaincante; que la synthèse opérée nous apparaît comme allant de soi, naturelle.
La poésie qui émane des œuvres doit naître de ce sentiment  » d’étrange familiarité  » que ces pièces suscitent en nous.

L’ATELIER, UN ANTRE MATRICIEL

Pascal Simonet explorateur de notre temps et de ces lieux indistincts où s’élaborent selon lui une vision nouvelle du paysage, opère ses découvertes au dehors. Cette phase préliminaire de rencontre avec certaines formes et objets privilégiés par le regard, par l’esprit et peut-être par la main, est décisive, mais elle n’est pas ultime. Les choses retenues (j’allais dire reconnues) par le regard sont ensuite acheminées vers l’atelier où une seconde vie les attend.
Que vont devenir ces choses ainsi recueillies, exposées au regard de l’artiste, à portée de sa main; que va-t-il en faire ? Eh bien rien du tout ! Du moins dans un premier laps de temps. Écoutons Pascal Simonet évoquer ce paisible séjour des choses : « Et puis tout ça, parfois reste assez longtemps: un an, deux ans, voire même trois ans. Les choses se décantent, je vis avec. Je les regarde, je les observe, je les dessine parfois. Et à un moment donné ces choses-là vont trouver leur place, avec d’autres, vont venir s’articuler avec des choses que j’ai vues. »
On peut songer à une sorte de pratique magique lors de laquelle il s’agit de capter l’esprit des choses inanimées. Mais nous pouvons inverser les rôles et c’est alors moins le créateur qui va s’assurer de la « possession » des choses que celles-ci qui à force de s’insinuer dans son regard, sa conscience vont peu à peu prendre possession de son être à la manière d’un envoûtement. Alors sera-t-il capable de présider à la métamorphose. Tout se passe comme si Pascal Simonet avait besoin d’adopter ces objets, de se les rendre familiers, intimes sans que cette connaissance intime abroge l’énigme de la vie de ces formes.
L’atelier est donc bien ce lieu, (le seul possible ?) où les choses et l’homme vont rentrer peu à peu en osmose. « Je les regarde, je les observe  » Après avoir été repérées, élues et appropriées; elles vont être sondées, peut-on oser le terme : écoutées…
Un indice de cette relation particulière est le statut du dessin. Il n’est pas l’inventaire systématique des choses. Il n’a ni visée encyclopédique ni esthétique. « Je les dessine parfois. » C’est ici ce « parfois » qui prend tout son sens.  » Parfois  » veut dire lorsque la nécessité s’en fait sentir. C’est-à-dire que le dessin devient un moyen (parmi d’autres) de rentrer en contact avec la chose quand le regard n’a pas suffit. Ce n’est pas la représentation qui est visée, mais une tentative de connaissance à nulle autre pareille; donc pas systématique, pas forcenée. Pascal Simonet rejette l’aspect laborieux de la création artistique. Que telle pièce réclame un dessin et telle autre non; c’est l’assurance que ce qui est en jeu n’est pas une méthode (un processus opérationnel) appliquée systématiquement à l’encontre de tout ce qu’il réunit; mais que la chose dicte, suggère par sa nature même un moyen d’approche irréductible.
Une seule exigence concerne toute les pièces. La patience, le temps qui s’écoule lentement sont nécessaires à cette approche intime des choses.

A 57 — Pneu déchiré et feuille d’aloès gravée et séchée, 195 x 60 x 30 cm, Mamac Nice 1990

L’OXYDATION COMME VIE DE L’INANIMÉ

C’est certainement à partir de ce lent regard que va s’opérer la démarche créatrice. La contemplation est ici élevée au rang de processus artistique car c’est par celle-ci que vont se révéler quelques caractères de la matière qui intéresse Pascal Simonet au tout premier plan.
Et pour commencer doit être questionnée la notion même d’inanimé. On parle aussi de choses inertes. C’est bien l’impression que nous fournissent ces objets, si on les compare à d’autres : ceux qui accaparent le plus souvent nos sens; des objets, des phénomènes suggérant la vitesse, le mouvement.
Mais là encore, l’observation patiente va bousculer certaines idées reçues, car nous dit Pascal Simonet : « L’artificiel n’est pas aussi stable que ça.  » C’est un témoignage attentif de la vie silencieuse des objets qui peut rendre un tel constat. Pascal Simonet évoque le phénomène chimique de l’oxydation. Rappelons que ce processus concerne à la fois les formes inanimées ainsi que les êtres biologiques. On peut dire qu’à l’échelle atomique toute chose participe d’une combustion généralisée Comme ce phénomène se produit à un rythme évidemment très lent il échappe le plus souvent à notre observation courante. Disons qu’une telle constatation risque de nous donner le vertige; car la durée de l’existence humaine est reléguée à une quantité infime…
Pascal Simonet a pu observer ces phénomènes. C’est ce qui lui fait porter son intérêt sur le devenir des choses. Entre la considération des objets inertes et la prise en compte de leur transformation, il y a un écart important. Si les choses nous apparaissent inertes, figées; elles subissent en réalité une lente métamorphose. Cette vie ralentie modifie notre perception de la matière. Pascal Simonet est par là très proche de cette devise pythagoricienne : « Eh là, tout est sensible ! »

LE RAEGARD AGISSANT

Le travail créateur de Pascal Simonet joue donc constamment entre les deux pôles de la contemplation et de l’action. L’observation patiente des phénomènes le conduit à reconsidérer la vision que nous portons sur les choses et sur leur devenir. Le processus de l’oxydation en révèle un aspect non négligeable. La feuille d’agave « brûlée » par le temps, les troncs de palmiers desséchés offrent des transformations plus spectaculaires mais pas fondamentalement différentes de celles subies par les matières plastiques, le bronze ou le métal galvanisé d’un lampadaire.
L’oxydation des métaux modifie leur aspect, la matière plastique devient plus cassante et ses couleurs s’altèrent. L’enseignement que Pascal Simonet retire de ces constatations c’est que ce que nous considérons comme une dégradation des choses est en réalité une nouvelle forme d’existence de ces objets. Une sorte de métempsycose des formes à travers lesquelles la matière subit une constante métamorphose.
La seconde destinée de ces choses érodées par les éléments naturels et le temps va s’accomplir dans l’agencement nouveau et imprévu qui produit les œuvres. Le travail préparatoire de dessins en atelier joue un rôle décisif pour favoriser ces rencontres inédites. La main qui dessine témoigne des choses vues au fil du temps et retenues à un moment donné. Les formes vues, observées, dessinées font écho à d’autres formes présentes dans l’atelier ou au dehors. Le dessin est ce lieu de condensation non seulement des mémoires superposées mais encore et surtout de virtuels rapprochements : des promesses d’œuvres…

LE REGARD AU DELÀ DU MUSÉE

La pièce conçue, élaborée lentement doit s’offrir au regard de tous. Le musée accueille « ces pièces dont les proportions sont à notre échelle », précise Pascal Simonet. Il ne s’agit pas de provoquer ou de scandaliser le spectateur. La relative discrétion des œuvres, leur fusion avec l’environnement du musée ne sont pas des épiphénomènes. Souhaitant essentiellement agir sur la vision du spectateur, Pascal Simonet réclame de celui-ci une participation active, un parcours curieux. À cet égard l’œuvre ne vise pas à remplir le lieu d’exposition pour imposer une vision forte. Au contraire l’espace laissé vacant autorise une perception méditative, que chaque spectateur peut ressentir s’il s’accorde le temps pour cela.
Si ces œuvres ne visent pas à imposer au spectateur une impression forte et tyrannique, sans doute pourront-elles alors agir de façon plus profonde sur notre perception en égard à cet inaperçu dont nous avons reconnu Pascal Simonet comme un patient explorateur. Dès lors l’exposition de ses œuvres dans l’enceinte du musée ne saurait être l’aboutissement de la démarche de Pascal Simonet L’enjeu de ces pièces n’est-ce pas de restituer à notre regard toute sa capacité d’étonnement ? Étant bien entendu que la pure et simple perception du monde dans lequel nous évoluons est en soi agissante, si toutefois nous savons accorder notre attention patiente aux phénomènes qui nous entourent et nous constituent. Quelle mission plus noble exiger d’une œuvre d’art que de contribuer à cette alchimie du regard…

Contexte : Exposition Pascal Simonet — Musée des Tapisseries, Aix-en-Provence,1992
Commanditaire : Hélène Bouyac — Association Culture & Entreprise
Iconographie : Pascal Simonet